Processus
METTRE EN SCÈNE
Dramaturgie et poïétique de l’acteur, lettre en réponse à Judith Balso
Pour Judith BALSO,
Comme une réponse
Je tiens à te redire combien ta lettre m’a touchée.
J’ai essayé de te répondre ci dessous point par point, et d’ouvrir à une discussion possible sur la question de la « mise en scène ».
Je voudrais ci-dessous expliciter dans quel sens et sur quels postulats je me suis engagée, et, partant de là, détailler un peu plus ce que je soutiens dans « une dramaturgie et une poïétique de l’acteur », et pourquoi, aux // Interstices (le nom de notre compagnie), je soutiens cette tentative.
Une dramaturgie et une poïétique de l’acteur…
De même que j’ai été touchée par ta référence à VITEZ réfléchissant sur ses scénographies et le jeu des acteurs, de même ta référence à Meyerhold m’a donnée l’impression d’être percée à jour ! J’avoue que je ne connais pas encore très bien les écrits de VITEZ, mais ceux de Meyerhold restent, pour moi, riches de questions fondamentales.
Je ne suis pas sûre qu’il faille ainsi clore, comme tu le dis, cette séquence de la mise en scène qui irait de MEYERHOLD à VITEZ. Voici pourquoi : je crois que l’intelligence de MEYERHOLD est d’avoir reposé l’art de l’acteur au centre de l’art théâtral mais en définissant sa fonction en étroite corrélation avec le public et la place qu’il donne au théâtre dans la société. C’est l’absence d’une pensée de l’acteur dans son lien avec le public, — et cela parce que l’on ne se propose plus de donner au théâtre en tant qu’art, une fonction précise (fonction qui n’est pas forcément mission) — qui amène sur les plateaux un maniérisme pompier avec de moins en moins de pièces de théâtre et de plus en plus de « spectacles ». Mais MEYERHOLD, me semble-t-il, ne dissociait pas les choses.
Voici quelques extraits. Je sais que le vocabulaire peut paraître daté. Je sais que, pour garder à l’artiste son « autonomie », certains critiques disent que MEYERHOLD ne faisait ici que servir la soupe aux censeurs de la culture de l’état soviétique, mais que « bien sûr », à part ça, il faisait de l’art « tout court »… A franchement parler, je pense, a contrario et malgré tout, que MEYERHOLD tisse des points précis de jonction entre les choses, pose des articulations qui restent pertinentes même si notre temps exige d’autres précisions.
Voici ce qu’il énonce dans « La reconstruction du Théâtre » (1929-1930) :
« Le théâtre est en face d’une tâche nouvelle.
Le théâtre doit tenir fermement en main le spectateur afin de faire surgir en lui, dans le cours du spectacle, une très ferme volonté de lutte, capable de l’aider à vaincre l’oblomovtchnina, la manilovtchina, la bigoterie, l’érotomanie, le pessimisme.
Où donc le spectateur, ce travailleur efficace de l’édification du socialisme, peut-il trouver l’élan révolutionnaire qui lui est nécessaire, cette force vivifiante qui doit lancer les masses dans le monde nouveau de la création révolutionnaire ?
Dans bien des endroits, sûrement, mais au théâtre aussi, évidemment.
Et ici, de nouveau, c’est l’acteur qui tient le haut du pavé, en tant que corps conducteur de l’impulsion. »
« L’acteur, aujourd’hui encore, occupe au théâtre une place centrale parce que toutes les questions particulièrement complexes que pose la culture théâtrale aujourd’hui se ramènent à une seule question : qui, et de quelle façon, transmet intensivement à la salle cette charge volitive sans laquelle n’est concevable aujourd’hui aucun public de théâtre, réuni non pas pour un spectacle commercial, mais pour que, le lendemain, on remette en route avec encore davantage d’énergie, la machine de l’édification du socialisme ? »
Alors, évidemment on peut rigoler de formules comme « la machine de l’édification du socialisme » et penser qu’elle a roulé, pleine de « charge volitive », sur le ventre de MEYERHOLD lui-même. Mais cela me semble facile. MEYERHOLD a posé d’abord l’exigence pour tout artiste de penser au monde qu’il contribue à construire. Cela paraît simple, mais cela pose, comme postulat de base, la « non-séparation ».
Aussi bizarre que cela puisse paraître « le chemin » qu’il trace pour l’acteur, en prenant comme modèle Igor ILLINSKI, et en disant de lui « visiblement, son métier d’acteur est indissociable de ce qu’il est lui-même dans la vie » (dans « Le chemin de l’acteur » 1933), ce chemin de l’acteur ne me semble pas si loin de ce que proposera GROTOWSKI dans son « Art comme véhicule ». Le retranchement, que GROTOWSKI semble imposer aux acteurs, la « via negativa » qu’il propose, me semble, de la même manière, guidée par une définition de la fonction de l’art qui s’articule à une pensée du public (« actuants » et « témoins » dans son vocabulaire), même si évidemment, en Pologne et en Italie, Grotowski ne risquait pas alors de parler « d’édification, en commun, du socialisme ». Toujours, la position centrale donnée à l’acteur dans la pensée du théâtre, par les praticiens du théâtre, est immédiatement nouée à celle du public. Même KANTOR, et même si l’on entend récuser et invalider son « théâtre de la mort », dans son texte sur « la condition de l’acteur » et dans son manifeste pour « le théâtre impossible », ne peut pas séparer une pensée de l’acteur d’une pensée de la signification de la relation spectateur/acteur.
J’imagine que peut-être, un jour, un politique qui voulait faire profession de la politique a inventé cette séparation entre une pensée de l’acteur et une pensée du public dans l’art du théâtre. Ensuite il s’est proposé pour se porter garant du lien entre des artistes « autonomes » et un public atomisé en « des publics ». En définitive, il s’est gentiment proposé aussi de garder les clefs du local où ont lieu les rencontres entre ces « autonomes » et ces « atomisés ». Puis pour faciliter les choses, il a décidé de programmer lui-même la sorte de rencontre favorable à la rencontre. Et, dès lors, ni le metteur en scène ni l’acteur, n’avaient plus à se prononcer sur la question : le comptable qui avait remplacé entre temps le politique en vacances, payait le salaire aux uns et encaissait les entrées des autres.
Mon histoire est sûrement très schématique, et il faudrait être exact sur la coupure « historique », si elle a jamais eu lieu ! Peut-être n’est-elle pas un trait véritable de la « modernité » théâtrale. Il me semble que les artistes du théâtre ont souvent (toujours ?) lié les deux. Zéami (Japon, 14ème siècle !) distingue « l’habile » de « l’acteur accompli » possédant la « fleur de l’art », non à partir de la perfection du « style » mais à partir de la qualité de la réception du public, et cela aussi bien dans un « temple bouddhique » que « dans un village de montagne écarté ».[1]
Alors, qu’est-ce que je souhaite dire exactement avec une phrase comme « aux // Interstices, notre travail fouille les rapports entre parole et acte. Il s’attache à rendre visible, grâce aux acteurs à la fois interprètes, danseurs, conteurs et joueurs comment les sujets sont porteurs d’histoire » ? Peut-être la formulation est-elle encore maladroite. Peut-être l’emploi de certains mots est-il encore trop imprécis. Et certainement n’ai-je pas encore assez détaillé les nouages que je tente, et ne suis-je pas suffisamment remontée aux postulats pour pouvoir affirmer que j’ai trouvé la formule exacte. Il s’agirait plutôt de sortes d’hypothèses qui posent des conséquences pratiques en terme de méthodes dans notre travail de compagnie. J’essaie de vérifier si cela tient. Ce qui suit, pour affirmatif que cela soit, est donc l’explicitation d’une hypothèse. Mais mon bricolage, (fait d’outils que je fignole et d’emprunts que j’adapte comme-ci comme-ça), et mes tentatives d’élucidation de problèmes de théâtre, n’ont pas les prétentions d’une théorie.
L’acteur, s’il pratique effectivement son art, s’il s’exerce, s’il se questionne, s’il s’engage dans sa discipline, porte la trace de sa pratique effective. Peu importe son « talent » ou son « génie » initial ; l’acteur dans l’expérience de la répétition, inscrit la trace de sa traversée et la qualité de cette traversée : une durée particulière, des questions particulières, des manières d’approcher ces questions, un effort, une métamorphose. L’acteur est « porteur d’histoire » parce qu’il y a trace, en lui, que quelque chose a effectivement eu lieu, pour lui, au contact d’un texte, au contact d’autres artistes, devant un obstacle technique ou intellectuel, ou autre. Si quelque chose a vraiment « eu lieu », le public percevra chez l’acteur que la « pratique » (son action en tant qu’artiste) a effectivement laissé trace. L’acteur est la trace vivante, tangible, d’une métamorphose possible, d’un changement possible, à la différence du cinéma, par exemple, où la trace de ce qui a eu lieu est dans la pellicule sensible — sur ce point, par exemple, je ne tiens pas comme MEYERHOLD à engager le théâtre sur la voie de la « cinéfication » ! L’acteur de théâtre, ne peut jamais dire qu’il est « imprimé » une fois pour toutes comme un saint suaire ! Il n’a pas non plus à faire toucher du doigt ses stigmates sanglants pour y faire croire. Yolande MUKAGASANA, la rescapée du génocide rwandais qui témoigne courageusement en public de sa propre expérience dans Rwanda 94, mise en scène par le Groupov, n’est, de mon point de vue, pas une actrice. Les opérations qui transforment ORLAN en Vénus de BOTTICELLI, sous le scalpel d’un chirurgien habillé haute couture, ont beau être « mises en scène », elles ne font pas du moment de performance un moment de « théâtre », ni d’ORLAN une actrice.
L’acteur de théâtre cherche l’a-présent dans la répétition. Le travail en « troupe » d’acteurs articule cette « métamorphose » à une dimension collective. Et cela fait de leur pratique, et du moment théâtral (répétitions et représentations), une singulière source de connaissances et d’expériences. Je ne veux pas dire que l’acteur « donne » l’histoire, la politique ou l’amour comme on délivre messages ou Bonne Parole. Je pense sincèrement que le théâtre ne peut pas se substituer à la justice. Qu’il prétende se substituer à l’action militante est une forme d’imposture. L’art, sans doute, est indissociable de ce qu’on est dans la vie (comme le pense MEYERHOLD), mais l’art du théâtre n’est pas la vie. Dissoudre les nuances et les différences dans une esthétique sensationnaliste pour le spectateur (qui en a plein les oreilles, plein les yeux, et l’estomac au bord des lèvres comme dans le grand huit Disneyland) et dans une esthétique naturaliste-vériste pour l’acteur (il « ressent » et prend son pied, et il s’égosille et se fait mal « pour de vrai » comme au reality show), revient sans doute, de mon point de vue, à confondre les registres du Symbolique et de l’Imaginaire. Au théâtre, aujourd’hui, cette confusion ne sert même pas, quoique souvent elle y prétende, un « Théâtre de la Cruauté ». Car la visée « magique » du théâtre était, pour ARTAUD, quels qu’en soient les moyens, qu’il « ne reste plus à l’homme que de reprendre sa place entre les rêves et les événements ».
L’acteur travaille à rendre perceptibles les ponts/nœuds/écarts entre parler et agir, face à un public qui, justement, ne parlant pas et n’agissant pas, suspend momentanément sa participation au monde — tel qu’il va, comme « sans nous », — et se met en condition d’observation et de réflexion, exerce sa sensibilité, approfondit et aiguise sa perception. Avant de regagner, après le théâtre, un monde qui se renouvelle de sa présence. La tension parole-action, que l’acteur soutient par le travail dramaturgique de son « rôle » en « situation » et par sa dynamique « poïétique » de sa composition, rend compte à mon sens de la « division » du Sujet dont tu fais mention. La construction d’un « personnage » n’est donc pas, de ce point de vue, celle d’un « caractère » ou d’un « type ». Elle est interprétation d’une partition qui est comme une modélisation structurée d’actions et paroles en situations. Le modèle n’est pas établi une fois pour toute, mais s’interroge à mesure du travail, dans le temps. L’intérêt du théâtre est qu’il y est possible d’observer l’effet de l’action et de la parole, sur ceux qui agissent et parlent, et sur la situation… ou le non-effet. Cet effet n’existe pas a priori dans un texte, il dépend d’une orientation dans la parole et dans l’action qui est propre à l’acteur (dans le moment, et par rapport à une idée-désir qui se formule-agit ou se tait-non-agit dans une question-quête). Et je pense que cette transparence de l’acteur signe, grâce à la codification de sa parole-action, sa possibilité de relation au public. Aussi la question du code ou du signe au théâtre ne concerne pas la position prise par rapport à l’œuvre textuelle (« illustrer » une idée ou « incarner » un personnage de papier) mais la nature de la relation au public. De même que la question du « réalisme », au théâtre, n’est pas celle de la production « d’effets de réel » comme renvoi à une réalité hors de la fiction. Le réalisme, (et le théâtre de Büchner en est un magnifique exemple) est attention portée à la réalité sous la tension de l’étrangeté du Réel. Ainsi, à mon sens, l’intérêt du théâtre n’est pas de discuter de la qualité du « don », de la valeur de ce que l’acteur « fait » ou pas, comme acteur. De même que je trouve peu intéressant de discuter pour savoir si une mise en scène représente — bien ou pas, et comment — le vrai texte ou le vrai monde. Par le théâtre, nous avons l’occasion d’observer et discuter de la nature des effets et des orientations, et de la validité de leurs modélisations, en ayant sous les yeux, grâce aux acteurs, traces des poursuites de « l’acte disponible » qui est de saisir les « rapports » (pour reprendre quelques mots à MALLARMÉ…). Voilà pourquoi je n’utilise pas le vocabulaire de la « création » … « La Nature a eu lieu … »…
L’auteur modélise parfois dans son texte une/des possibilités de parole. Parfois l’auteur ne fait que véhiculer de l’information sans parole. Parfois il parle trop, et rien ou trop peu nous reste « disponible ». Certains auteurs savent aussi modéliser l’action disponible (Shakespeare !), mais pas toujours.
Le metteur en scène a la responsabilité de l’ajustement de ces recherches à un ou plusieurs contextes ou situations. Ajustement qui n’est pas « adaptation ». Son rôle est de faciliter le chemin d’une « métamorphose ». Pour ce faire, il tente d’explorer et mobiliser les puissances de la « forme » et les puissances de « l’informe » car seul l’écart des pôles de puissances crée / entre / les interstices (bah…) où nous pouvons travailler à notre liberté. Du côté de la forme : le code, la convention, la structure, le rythme, l’énergie… Du côté de l’informe : l’étrange, l’insondable, l’innommable, « la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle » ! Et là, au milieu, le metteur en scène s’exerce à « tenir le pas gagné » (merci Rimbaud, poète « multiplicateur de progrès » !!!). Mais le metteur en scène ne peut en rien forcer la métamorphose. Voilà pourquoi il est fondamental, dans mon travail, que l’acteur s’engage et non pas qu’il soit « engagé ». Voilà pourquoi j’accorde beaucoup d’importance à la structuration de ma compagnie et à une intelligence commune des modes de la production, y compris dans leur dimension « bêtement » économique. Notre condition de « travailleurs », de « salariés » du théâtre, est un des contextes effectifs de la pratique artistique et la raison de son assimilation à une « production » d’objet ou d’événements spectaculaires. Et, si ce n’est pas le cas, l’intelligence des contextes de l’activité théâtrale (universités ou écoles, association de bénévoles, stages, etc…) et leurs questionnements restent à mes yeux très importants pour que, justement, reste centrale la question de « l’art ».
Je m’appuie, tu l’as compris, sur une certaine conception de l’histoire. Je faisais référence à BENJAMIN. ZIZEK en donne aussi une formulation limpide :
« 1. toute histoire est histoire du présent
2. notre compréhension de l’histoire réelle implique toujours une référence (cachée ou non) à quelque histoire alternative — ce qui est « réellement arrivé » se détache à nos yeux sur l’arrière-plan de ce qui aurait pu arriver »[2]
C’est pourquoi je modulerais la formulation de ta proposition sur la définition de l’entreprise théâtrale : « Le théâtre peut seulement travailler à faire le point sur le lieu où nous nous tenons, toujours divisés, quant à l’histoire, la politique ou l’amour », dis-tu.
Aux Interstices, avec les acteurs, je tente de penser, accompagnée de BENJAMIN, MALLARMÉ, RIMBAUD…, et je travaille à un théâtre qui vérifie une certaine « orientation » (comme les héliotropes de WALTER !), sous le « ciel de l’histoire », dans laquelle « le présent n’est pas un passage mais arrêt et blocage du temps ». Pour cela, je place, encore, les acteurs au centre du travail. Les acteurs à-présent, entre la parole et l’action, nous restituent que « rien n’aura eu lieu que le lieu excepté peut-être une constellation ». Ils personnifient ce qu’il en est de « l’Acte » : « il est parfaitement absurde sauf que mouvement (personnel) rendu à l’Infini : mais que l’Infini est enfin fixé ».
Voici dans quels réseaux de sens je tente de formuler quelque chose d’un acteur qui est « conteur, interprète, danseur, joueur » et encore en mesure de déterminer une pensée du théâtre.
Il est « conteur » parce qu’il nous restitue « la faculté d’échanger des expériences » (WB)
Il est « interprète » parce qu’il cherche l’a-présent dans la répétition et donne ainsi une relation au temps, qu’une mise « en point » d’un temps, ainsi converti en espace-lieu, ne peut pas ouvrir.
Il est « danseur » parce que, par la danse il défait ce qui pré-pense l’acte ou croit le faire, et, par la danse côtoie l’absurde. La danse creuse l’écart entre conscience et perception et demande au danseur d’habiter cet écart par son énergie.
Il est « joueur » parce il a les dés dans les mains …
Marie LAMACHÈRE
Juin 2011
[1] La tradition secrète du Nô, Zéami, Gallimard, 1960. p 93 : « les arcanes ».
[2] Vivre la fin des temps, Slavoj Zizek (Flammarion, 2010) p.136.