Processus
QUATRE ÎLES
rencontre avec Arthur Crestani, photographe
Dans la cadre des enquêtes en Utopies Urbaines, menées par la compagnie // Interstices en Seine Saint-Denis, nous avons passé commande d’une série photographiique à Arthur Crestani.
La série Quatre Îles a été exposée au Théâtre des 13 Vents, CDN de Montpellier, du 18 au 24 janvier 2020, en lien avec les représentations du spectacle De quoi hier sera fait (compagnie //Interstices, mise en scène de Marie Lamachère, texte de Barbara Métais-Chastanier).
Site du photographe : http://arthurcrestani.com/quatre-iles/
LE PROJET =
Arthur Crestani –
Proposition sur les Utopies Urbaines
Pour la compagnie Interstices
Juin 2019
Avant-propos
Pour un photographe documentaire, la notion d’utopie urbaine pose particulièrement problème. Comment se confronter au réel, à un espace et à un territoire, quand on cherche à représenter et à interroger un lieu qui, par définition, est « nulle part » ? Deuxième écueil : la figure de l’utopie en littérature est fondée sur l’intersection du lieu et des liens, à l’aune de principes directeurs bien souvent égalitaristes, pour
l’émancipation des êtres. Comment figurer ces intangibles ? Au contraire de l’utopie, ma pratique photographique est située. Elle est le fruit de mon rapport à l’espace, un espace conditionné par l’urbanisme et par l’aménagement du territoire. Cette pratique est guidée par une recherche familière : revenir sur les lieux est une constante, comme un moyen d’accéder à une meilleure connaissance de moi au gré d’aller-retours entre mon présent et mon enfance en banlieue parisienne. Une période éclipsée par une longue parenthèse indienne, trois ans à Delhi, qui s’est refermée depuis 2014, même si mes projets se construisent encore en lien avec ce pays. Ce processus n’épuise pas l’acte de déplacement, il affine au contraire ma relation à l’espace habité, traversé ou simplement observé.
C’est aujourd’hui en Seine Saint-Denis que je conduis ces investigations, interrogeant les transformations de ce territoire qui est un cas d’espèce pour une appréhension de l’urbanisme à l’aune de la notion de spectacle telle qu’énoncée par Guy Debord.
« La société qui modèle tout son entourage a édifié sa technique spéciale pour travailler la base concrète de cet ensemble de tâche : son territoire même. L’urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor. »
Guy Debord, La Société du Spectacle
Ce territoire est mon horizon. Il est le cadre structurant ma pensée de la ville contemporaine. Il est tout autant l’espace des possibles que le lieu des limites. Il est le territoire où s’observent les mutations les plus rapides et brutales de la métropole parisienne. Il est donc l’endroit d’où j’ai pensé la question des utopies urbaines.
L’architecture est par excellence la discipline de la mise en oeuvre des utopies. Elle est création ex nihilo : faire projet, imaginer, concevoir, réaliser. Mais comme l’a rappelé Roland Castro lors de la table ronde à la MC93 en novembre 2018, l’utopie en architecture est dangereuse. La lecture du livre 2 de l’Utopie de Thomas More le figurait déjà cinq siècles plus tôt : l’utopie peut être antidémocratique. Les concepteurs ne sauraient ignorer les dangers à anticiper les desseins de ceux qui habitent et vivent dans les espaces qu’ils auraient dessinés. L’utopie architecturale s’épuise dans sa réalisation : les exemples d’architectures conçues pour changer la vie des habitants et permettre de nouvelles formes sont nombreux en Seine Saint-Denis. On leur trouve un charme indéniable. L’Îlot 8 (Saint- Denis), la Cité Rateau (La Courneuve), la Pièce Pointue (Blanc Mesnil), et avant les cités-jardins du début du XXème siècle, sont autant d’exemples remarquables. On ne saurait pourtant les observer aujourd’hui sous le seul regard mélioratif de l’utopie, alors que l’histoire de l’habitat social depuis les années 1970 est aussi celle de l’inadéquation de l’entretien et de la lente détérioration des conditions de vie dans les espaces de la vie collective.
J’aurais aimé, en réponse à la proposition de la compagnie Interstices, suggérer un projet sur ces formes architecturales audacieuses, sur ces ensembles qui font travailler l’imaginaire par leurs qualités plastiques et par les bouleversements qu’elles suggèrent dans la façon de concevoir la vie en ville. Mais que dire des destructions qui signifient l’échec de ces expériences fantasques ? Comment détourner le regard des ruines de la Cité des Poètes à Stains, dont les formes pointues venaient enrichir un patrimoine architectural commun aux ensembles sus-nommés ? S’il y a utopie, elle semble décidément nulle part dans cette banlieue parisienne, ou peut-être « pas encore là ». Le terme d’ « utopie concrète » s’est pourtant imposé pour désigner les initiatives délicates, fragiles, en négociations constantes avec les données du problème environnemental, social et politique, qui se déploient dans les franges, dans les marges et dans les zones. Zones à défendre ou zones à désirer, pour reprendre le terme d’Alain Damasio. C’est par là que l’utopie me parle. Là où la ville ne se fait pas, ou ne s’est pas encore faite. Dans des espaces trop complexes pour être proprement investis par le capitalisme urbain. Des espaces qui, malgré tout, seront mis en danger, quel qu’en
soit le coût. Construire un aéroport dans le bocage nantais ou faire de l’urbain dans une zone inadéquate : le parallèle est possible entre Notre-Dame-des-Landes et les plans du village Olympique de Paris 2024, un projet qui m’obsède aussi car il se déploiera précisément dans le quartier de Saint-Denis où j’ai fait mes études.
Or il y a là une île.
« L’Île d’Utopie, en sa partie moyenne, et c’est là qu’elle est le plus large, s’étend
sur deux cent milles, puis se rétrécit progressivement et symétriquement pour
finir en pointe aux deux bouts. Ceux-ci, qui ont l’air tracés au compas sur une
longueur de cinq cent milles, donnent à toute l’île l’aspect d’un croissant de
lune »
Thomas More, L’Utopie, Livre 2
Une île qui conjugue réserve ornithologique, parc départemental, une rocade d’autoroute, une friche (futur emplacement du village olympique), un éco-quartier en construction à l’architecture contemporaine rutilante, séparant les deux quartiers anciens de l’île (Centre et Sud), des cités d’après-guerre et en son extrémité sud une magnifique piscine, grande barque renversée de béton. Une île située sur la Seine, à l’interface entre les Hauts-de-Seine et la Seine-Saint- Denis. Une île où s’invente aujourd’hui la ville selon des modalités plurielles, couvrant un large champ de pratiques urbanistiques : co-construction avec l’association ICI ! Initiatives Construites, animateurs de la Maison en Chantier, expérimentations joyeuses du collectif Bellastock implanté sur la friche du futur village olympique, mais aussi donc, les pratiques les plus autoritaires et unilatérales quant à la construction de ce fameux village. Une île, enfin, qui offre un temps de respiration à l’urbain et un espace pour l’imaginaire. Ma dernière visite sur l’Île Saint-Denis remonte au mois d’avril. Je suis allé photographier les vestiges de la cabane des gilets jaunes de l’Île, installée la veille et démantelée dans
l’après-midi par la police. Elle avait été installée précisément à l’emplacement du futur village olympique, dans un geste réminiscent de la résistance à l’aéroport de NDDL. De là, j’ai pu contempler les immeubles neufs de l’éco quartier. Dans mon dos, les voitures empruntaient le pont de l’A86 enjambant l’Île. Mais aussi les lignes à haute tension dont l’enfouissement est un enjeu majeur du projet olympique. J’ai photographié ce qui restait du geste jaune : une guirlande de ballons, une ébauche de comptoir faite de palettes. J’ai aussi emprunté un chemin, à travers les herbes folles. De là, j’ai trouvé des coins aménagés de bric-et-de-broc par des pêcheurs du dimanche. Cet espace s’est inscrit dans mon regard pour sa puissance d’évocation : entre dénuement et résistance, entre expérimentation et capitalisme urbain.
C’était en avril.
Il m’a fallu un long temps de réflexion et de maturation pour revenir à cette île. Il m’a fallu lire sur l’utopie, considérer les dialogues du passé et de l’avenir, envisager de partir loin, pour documenter les « utopies » contemporaines, villes connectées, villes intelligentes, villes écologiques en plein désert. J’ai touché du doigt l’idée d’aller photographier Masdar City, projet absurde en banlieue de Dubai, réservé à une élite globalisée. Ou d’aller à Tafilalet, ville algérienne où les habitants s’engagent à planter des arbres.
J’ai écouté Marielle Macé, j’ai lu ses récits de cabanes. Je me suis heurté à la contradiction entre le « faire humain » et le « faire urbain ».
Et puis j’ai pensé aux îles. L’île tropicale, d’abord – dont je traque les motifs en Seine Saint-Denis. Que nous disent les palmiers qu’on plante partout en France ?
L’île aux enfants, que je regardais dans les années 90
L’Île-de-France, le lieu de mes échappées.
L’Île Saint-Denis.
Elle nous appelle ailleurs. A Saint-Denis, sur l’Île de la Réunion ?
Thomas More n’a-t-il pas situé le récit de son utopie sur une île ?
Proposition
En réponse à la commande de la compagnie Interstices sur les utopies urbaines, je propose de photographier le territoire de l’Île Saint-Denis. Ce travail interrogera le rapport des habitants à l’espace urbain et à l’espace du fleuve. Nourri par une lecture de l’utopie comme relation entre le présent et le futur, il empruntera également aux représentations photographiques issues du passé, qu’il soit proche ou lointain. Concevant l’utopie comme une relation et un lien, je m’intéresserai en particulier aux présences des habitants à l’espace de l’île, mais également à la relation entre l’espace bâti et l’espace fluvial. Enfin, ce travail cherchera à questionner le passé et le futur de l’Île.
Je souhaite expérimenter avec une diversité de techniques et d’approches photographiques :
– une photographie documentaire distanciée pour faire le constat du paysage contemporain
– un relevé photographique, des détails emmenant le regardeur vers un imaginaire (choses vues, choses trouvées, choses pressenties)
– des portraits d’habitants, d’acteurs du territoire (architectes, associatifs…), de travailleurs
– une diversité de techniques photographiques mixtes et expérimentales
– une recherche iconographique (archives, plans) qui dialoguera avec les photographies produites
La figure de l’île convoque un imaginaire fort, chargé en représentations. C’est une lecture romantique et romanesque (l’île aux trésors), mais aussi plus consumériste (l’île tropicale, l’île de la tentation…). Mes recherches sur l’Île Saint-Denis, comme souvent quand il s’agit d’appréhender la banlieue parisienne, ont commencé par les cartes postales anciennes. Du début du siècle ou des années 70-80, elles offrent une
représentation bien souvent idéalisée du paysage de l’île, mais documentent également la crue de la Seine de 1910 et même une habitation de type bidonville. Idéalisantes, ces cartes postales proposent des visions oniriques et désuètes de l’Île. Je souhaite m’approprier certaines des techniques photographiques utilisées pour leur production pour proposer une vision tendre et un peu naïve de l’Île aujourd’hui. Entre peinture aquarelle d’une part et quadrichromie aux ciels bleus criards d’autre part, il s’agira de réenchanter le paysage urbain, tout en se confrontant aux réalités du territoire : un espace morcelé et inégal. Le travail avec les habitants sera conduit à travers la question de la relation à l’espace urbain et à l’espace fluvial. Les photographies seront co-construites, pas de mises en scène mais une relation honnête où le sujet se sait photographié et reste lui-même. Il s’agira, en ouvrant plusieurs portes, de défricher notre propre rapport à la ville et à l’espace, en s’autorisant des dérives vers un imaginaire idéalisé. Qu’elle soit prestigieuse ou terre-à-terre, guidée par l’ambition ou par des démarches civiques alternatives, l’utopie sera interrogée et auscultée. On oscillera entre représentations idéalisantes et représentations critiques, dans un mouvement de va-et-vient à l’écoute des pulsations du territoire insulaire. Entre images d’archives et lumières douces, on construira un espace « autre ». Il s’agira de travailler avec :
– les associations locales engagées dans les projets urbains (LaoScop, ICI !)
– les collectifs (Gilets jaunes de l’Île-Saint-Denis, Bellastock)
– les habitants : sportifs du complexe de l’Île-des-Vannes, pêcheurs, nouveaux résidents de l’éco-quartier…
On s’intéressera au patrimoine industriel, au rapport à l’environnement, au projet des JO, mais aussi au public du centre commercial de Quai des Marques, de la Piscine…
Recherches et repérages au printemps 2019